Qui est la femme de Éric Carrière
C’ est l’histoire (pas franchement drôle) d’un comédien qui remplit les théâtres depuis des années, en tandem, sous le nom de scène « Chevaliers de la galle ». Éric Carrière (1957-), de son vrai nom, a plus d’un tour dans son sac. En plus d’exploiter ses talents comiques (observons ici une stricte neutralité comicologique), il continue de rappeler qu’il est titulaire d’un « doctorat en sociologie ». Humoriste et sociologue, il n’y a pas de pénurie d’épices ! Il l’a répété à travers des interviews, dans la presse nationale et régionale ainsi que dans des émissions de divertissement à la télévision. Chaque fois que la révélation surprend. « Il semble donc que vous êtes un docteur en sociologie ? ! Et le comédien déramatise toujours la chose : « Oui, eh bien, vous savez, c’est juste une thèse ! » Informations éveille l’admiration et l’étonnement en toutes circonstances. Tout en répétant l’image médiatique non valorisée ou péjorative de la « sociologie », une discipline pas vraiment sérieuse pratiquée par le verbosedivertissants dilettantes.
Une thèse par inadvertance ?
Parmi les dernières interviews, celle donnée lors de la deuxième partie du spectacle du soir « Folie passagère », le 20 avril 2016 sur France 2, mérite certainement une visite. La scène et le décor sont plantés : l’animateur, Frédéric Lopez, reçoit les Chevaliers du Fiel, entre autres invités (Paul Benoît, Alain Cute, Denise Favre, Nicole Ferroni, Alexandre Jardin). « Ce docteur en sociologie et ce diplômé des beaux-arts évoquent leur carrière de comédiens », résume le texte de présentation sur le site de l’émission. Entre deux souvenirs, le passé académique d’Éric Carrière a suscité l’intérêt. Extraits édifiants :
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— [Frédéric Lopez] : Quelque chose qui ressemble à un détour pour votre profession, c’est que vous commencez très sérieusement des études de sociologie. — [Éric Carrière] Oui, donc tu dois être honnête, euh, j’ai commencé avec des lettres,et un jour j’ai eu ma crise d’adolescence, j’ai dit à mon père : « Je pars, je vais travailler à l’usine. Il a dit : « Pas de problème, je connais des gens que je vais vous faire embaucher. » Euh, je suis resté dix minutes ! [Rires] […] Alors il [son père] dit : « Tu dois faire quelque chose. Tu ne vas pas rester, euh, »… « Quoi ? « Eh bien, comme il était professeur, il connaissait des gens… C’est trop tard dans la saison, mais je vais voir si nous pouvons vous inscrire à l’université dans quelque chose. » Et la seule chose qui restait, c’était la sociologie. Alors il m’appelle et me dit : « Il y a de la sociologie si tu veux. » Je lui dis : « Eh bien… mets-moi en sociologie, c’est bon. » — [FL] Ah oui, un vrai choix ! [Rires] — [EC] Oui, donc ce n’est pas une passion [Rires]. — [FL] Mais vous allez loin. — Doctorat [EC] (sûr de son fait, debout sur sa chaise, souriant sur ses lèvres). Ouais. — [FL] C’est applaudissant ! Docteur en sociologie, quoi ! [Applaudissements nourrissants, plan rapproché sur Nicole Ferroni, bluffée.] — [FL] Quand vous vous voyez jouer sur scène, quand vous écoutezà vos chansons, il est important de savoir que… Docteur en sociologie ! [Rires] — [Francis Ginibre, l’autre « Chevalier »] C’est le décalage qui est important.
Nous ne nous lassons pas de ces représentations spontanées de la sociologie comme une « route de garage » ou l’option par défaut de l’université de masse. Quelques instants plus tard, l’intrigue n’est pas dissipée et les clients veulent en savoir plus :
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— [Nicole Ferroni] Ce dont je me souviens c’est euh… d’abord, je pense que c’est toujours drôle de faire un doctorat par inadvertance… [Le regard tendu d’Eric Carrière] C’est-à-dire, je peux comprendre que la première année nous sommes en sociologie parce que nous avons manqué le reste, mais en allant au doctorat, je le trouve euh… […] — [Éric Carrière] Une fois que vous êtes là et que vous n’avez rien d’autre à faire, vous dites la première année, eh bien la deuxième année… puis la troisième, quand vous êtes dans la troisième, vous pensez que c’est stupide, je suis au milieu de quelque chose que je vais traverser de toute façon.Quatrième… ah et en fait… […] — [Francis Ginibre] C’était l’université de Mirail à Toulouse et dans ces années il était très vivant l’université de Mirail [Glance complice]. — [EC] Oui, nous riions beaucoup. Il n’y avait pas seulement des classes mais aussi des classes [Sourire]… Et puis aussi, NonO… Non, mais plus ça passe par les études, plus les gens qui l’ont fait savent, plus ça va, plus c’est théorique. Comme j’étais barationniste, je faisais beaucoup mieux en 4e ou 5e année, en parlant de rien [Insister] pendant longtemps qu’au début, où j’ai dû apprendre des cours et tout cela [Rires soutenus par Denise Fabre]. — [Frédéric Lopez] Ici vous inspirez des êtres sinon vous ne seriez pas là, donc pour tous ceux qui nous regardent, qui savent parler de rien pendant longtemps, il y a un moyen. [Rires.] — [CE] Les sociologues vont me pourrir !
Échange amical. Le « médecin de sociologie » ne l’impose pas, il est modeste etrelativise son expertise. Et les autres invités persévèrent dans l’étonnement, avant de passer à autre chose, chacun ayant à raconter sa vie. Fin de l’histoire.
Études « dans la argine » au doctorat introuvable
Parce que l’avenir des diplômés en sociologie est une préoccupation de l’Association Française de Sociologie, parce que dans ce cas la carrière de comédien n’est pas l’opportunité de carrière la plus évidente, nous voulions en savoir plus. Après tout, une histoire de la carrière de ce sociologue iconoclaste a sa place dans le carnet AFS. La déformation professionnelle oblige, donc nous avons étudié.
L’ enquête a à peine commencé, cependant, piétiné. Probablement en tournée en France, M. Carrière n’a malheureusement pas répondu aux emails que nous lui avons envoyés via les pages officielles du tandem sur les réseaux sociaux (Twitter et Facebook). Nous avons donc dû chercher l’information par nous-mêmes. Très vite, le doute s’est réglé. En effet, ilne sont pas des références ou des citations sur les plateformes d’édition suelles. Rien sur les portails dédiés, tels que le Dossier Central de Thèses, le Catalogue du Système de Documentation Universitaire ou le Catalogue de la Bibliothèque Universitaire de Toulouse. Il n’y a nulle part mention d’un « doctorat » en sociologie soutenu par Éric Carrière dans une université française. Les services de la Bibliothèque Universitaire de Toulouse, auxquels l’humoriste a pu assister dans le passé, nous ont dit qu’il n’y avait aucune trace du dépôt de la thèse, quoique obligatoire, ou des documents attestant une défense dans les archives. Aucune thèse, mais pas rien : le catalogue de la Bibliothèque indique que M. Carrière a soutenu en 1980, en collaboration avec Danielle Carrau, sous la direction de Raymond Ledrut (1919-1987), une maîtrise en sociologie (équivalente à l’actuel « Master 1 »), sur le sujet : « Étudiants dans la marge ». Ce qui est déjà pas si mal. En résumé, sur la base des références croiséessi Eric Carrière est un maître de sociologie, il n’est pas médecin. Ou en pipologie.
Par charité interprétative, on peut toujours dire qu’elle remonte aux années 1980, de sorte que la mémoire peut se flouer avec le temps. Ce moyen de défense est néanmoins fragile. Tout médecin peut confirmer qu’une défense n’est pas oubliée. Des années de travail acharné se terminent à la fin d’un rite de passage exigeant et décisif : c’est plus qu’un intermède drolatique sur lequel ironiser ensuite. Mais aussi, pour confondre une thèse de doctorat et une maîtrise (la quatrième année « théorique » suggérée par M. Carrière ?) lorsque vous êtes régulièrement inscrit et socialisé dans la vie universitaire, c’est le moins étrange à dire. Et franchement pas crédible. Est-ce pour dire que notre « Chevalier de la galle » ne dit pas la vérité ? En l’absence de documents, il est permis de douter. Sans surcharger le dossier, il n’est pas anecdotique de rappeler que le vol de diplôme est illégal.Éric Carrière n’en fait pas un argument pour la promotion de ses spectacles, ni une source indue de revenus ; mais lui et les journalistes qui copient et collent paresseusement une « bio » non corrigée ont toutes les occasions de la jouer. Le comédien tire des bénéfices symboliques, ce qui n’est pas rien.
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Nous pouvons toujours blâmer ce développement pour son manque d’humour. Éric Carrière est un artiste qui se moque de lui-même et n’est pas le premier à gérer l’auto-dérision affectée. Comme d’autres diplômés de l’enseignement supérieur, il dénigre son diplôme — allégué — tout en le faisant valoir. Mais fondamentalement, quelles leçons peuvent être tirées de cette mauvaise blague ? Eh bien, que la catégorie de bon sens « sociologue » est très labile et pas toujours contrôlée dans l’espace public. En d’autres termes, il reste encore beaucoup à faire pour dissiper les malentendus sur ce qu’est la « sociologie », contre les dépréciations moqueuses ouprojections demi-habiles. Ce n’est probablement pas le moment de relancer la réflexion collective sur la façon d’utiliser le « titre » de sociologue, mais au moins une certaine vigilance de la part de la profession peut s’avérer nécessaire. C’est pourquoi, à partir de ce cas d’usurpation, le carnet AFS propose d’ouvrir la section « Observatoire des utilisations et des abus de sociologie ». L’objectif est double : assurer une veille et, à travers la série de cas, contribuer à la discussion de l’identité professionnelle et intellectuelle de la thésociologie.
La rédaction du carnet AFS
Image du bandeau : DR via Ladepeche.fr, 2012.