Qui est la femme de François Cheng
Poète et académicien français d’origine chinoise, il se considère comme « un survivant de 88 ans ». Il est un grand succès en librairie avec une méditation sur le titre aussi simple qu’écrasante : De l’âme (162 pages, 14 euros, Albin Michel). Après des réflexions sur la beauté et d’autres sur la mort, il n’est pas surprenant qu’un esprit comme celui de François Cheng, plus que jamais au carrefour des cultures occidentales et orientales, ait jugé le temps de réfléchir sur l’âme. Alimenté par les traditions poétiques françaises et chinoises, traduisant leurs meilleurs représentants dans ses deux langues, il choisit la forme épistolaire, sept lettres invoquant les œuvres de philosophes ou d’écrivains, pour composer une méditation sérieuse et légère, habitée par la grâce. On l’a rencontré chez lui à Paris.
Au fait, comment va ton âme ?
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FrancisCheng : Tout d’abord, je dois admettre que je me sens impuissant au niveau oral. S’ils me donnent le temps d’écrire alors c’est correct parce que c’estla meilleure façon de satisfaire mon esprit de repentir. Souviens-toi, tu interroges un homme dans sa vieillesse, une situation à laquelle je ne m’attendais pas. Je suis un survivant de 88 ans. Dans ma jeunesse, ayant connu les épidémies de tuberculose et de choléra, la guerre sino-japonaise de 1937 à 1945 avec ses bombardements sur les populations dans l’exode, puis la guerre civile de 1946, j’étais bien conscient que la vie n’était qu’un fil conducteur. Ayant survécu à toutes ces calamités, j’ai cru mourir quand j’avais 30 ans. A 35 ans, je pensais atteindre une limite ; à 60 ans, il me semblait un maximum, d’autant plus que j’avais toujours une santé secouée et aléatoire.
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Mauvaise santé du fer !
Et même le fil ! Après avoir laissé tailler beaucoup de choses, le bon moment est maintenant venu d’écrire à ce sujet, ce qui aurait été impossible auparavant. J’ai fait le point de ma vie et j’ai vu que ce corps reste très froid, la maîtrise de mon esprit et ma lucidité, une concentration impeccable qui me permet deintégrer mille détails dans une pensée suivie. Alors je me demandais lequel, l’esprit ou le corps, absorberait tout cela. Et j’ai osé tirer la conclusion que si nous reconnaissons que la composition de notre être est ternaire ; serait-il un duel entre le corps et l’esprit, ce serait une opposition entre ce qui sait la décadence et ce qui sait la déficience, cela ne résoudrait pas le problème ; le jeu dans la composition ternaire nous donne une richesse et une possibilité d’ouverture. En fin de compte, ce qui est capable de prendre le relais et de prendre en charge tout le reste, c’est l’âme. C’est la seule entité qui reste irréductible et indivisible de bout en bout. L’âme fait le fond de l’être, donc couvre toute la gamme de ce que l’être peut impliquer comme élévation, perversion ou déviation.
Est-ce le critère de notre vérité d’être ?
L’ âme est la marque indélébile de l’unicité de chaque personne. Il nous permet de reconnaître la valeur intrinsèque de chaque être, même le plus humble, même lele plus insignifiant. Dès que l’on va au-delà du stade de la beauté physique, on touche la beauté de l’âme, puis on entre dans le territoire où règne la bonté, une générosité qui ne finit jamais de se donner.
Poser le problème de l’âme comme vous le faites, c’est poser la question du bien et du mal, non ?
Si l’esprit par sa capacité de raisonnement pose le problème éthique, l’âme, instinctivement et intuitivement, implique le problème du bien et du mal. Mais tu m’as demandé d’entendre de mon âme et je dois te répondre. Par mon destin basé sur l’exil, il y avait un arrachage. Cet exil de 19 ans et demi plus tard a conduit à de longues années d’errance et de perdition dans les provinces côtières, puis à l’ouest de la Chine dans le Sechuan. Elle a créé en moi une angoisse existentielle et une incapacité à s’adapter à la simple survie. Mon inconscience et mon irresponsabilité m’ont causé beaucoup de blessures à cause de cette incapacité à faire face dans la vie ; en même temps, j’aides blessés dès leur plus jeune âge par mes longues fugueurs pendant la guerre civile sans donner de nouvelles à ma famille. J’étais un malapte. Ma mère pensait que j’étais morte en ignorant les circonstances. Cette expérience a fait des mois une flambée vive. Ce que nous appelons des faits divers sont pour moi des faits importants. La cruauté humaine émerge là où elle est inimaginable. Si Dieu est là, en supposant qu’il y ait une présence, qu’est-ce qui est précieux en chacun de nous ? Ni le corps ni l’esprit, seulement l’âme parce qu’elle seule est irremplaçable et inerasable.
Pouvons-nous parler d’une sagesse de l’âme ?
Pas seulement la tranquillité, le calme, la tranquillité d’inoffensif. C’est une communion d’âme en âme. J’ai eu la révélation que tout le monde ressent une âme au fond, mais personne ne peut la voir par lui-même. L’âme ne peut être vue qu’à travers les yeux de l’autre, son visage ; mais à travers ce processus, je vois aussi ma propre âme. Devant le miroir, rien de tel ne se passe. La sagesse est en échange, qui est une forme de donquelle que soit sa forme : littérature, sainteté… Il y a un besoin d’une vraie tendresse pour les êtres. C’est un idéal, la sagesse de l’âme. L’idéogramme Hun contient l’âme claire et l’âme noire. Mais les wewriters, avec tous nos tourments, nous ne sommes pas des parangons de sagesse. L’écriture est une lutte dans laquelle la sagesse n’est pas mon lot. Ce que nous finissons par donner peut être. Ce que Proust a offert avec la Recherche du Temps Perdu, pour certains, est un livre de sagesse qui nous permet de vivre mieux. Reste à voir si la catharsis est une forme de sagesse.
Comment l’engagement écrit vous a-t-il sauvé ?
J’ ai pu m’accrocher à quelque chose de plus stable, bien que le français n’était pas ma langue maternelle, ce qui a également conduit à une terrible lutte. En tout cas, il était tard car je suis vraiment venu à écrire à 50 ans avec Vide et plein publié en 1979. Je suis un homme travaillé par remords, un mot que nous n’osons guère utiliser et que les psychanalystes déconseillent. Pas de remords, surtout pas de remords ! Moi, c’est le contraire. Imyselflets travaillent par regret, surtout quand je réalise combien j’ai été capable de blesser ou d’humilier les gens par ma maladresse. Il y a donc un besoin de rattrapage et d’élévation. Je ne comprends pas l’expression « au-delà du bien et du mal » parce que je ne peux atteindre un état de vaincre par le bien et le mal.
Pour un Chinois, le paradigme du mal n’est pas Auschwitz mais Nanjing ?
Le 7 juillet 1937, lorsque l’armée japonaise traversait le pont Marco Polo près de Pékin et envahit la Chine, nous étions au Mont Lu, un lieu élevé hanté depuis l’Antiquité par les religieux, les ermites, les peintres et les poètes. Nous vivions dans ce monde d’innocence au moment des événements, il était couvert de neige ; quand nous sommes descendus ce paradis qui abritait la beauté du monde, tout était sur le feu et le sang. Et il y a eu le massacre de Nanjing, des gens usinés et enterrés vivants en forçant les Chinois à creuser leurs propres fosses, des femmes violées et poignardées au sexe, décapitation de l’épéeconcours entre soldats photographiant leurs trophées. J’avais 8 ans et la scène la plus cruelle, celle qui n’a jamais quitté ma mémoire depuis, est des soldats chinois attachés vivants à un poteau pour que les soldats japonais puissent pratiquer la baïonnette. J’étais petit mais je savais déjà qu’aucune vérité n’est valable si elle ne répond pas à ces deux questions : d’une part la beauté de ce que l’âme humaine peut appréhender et en même temps le mal absolu incarné dans le massacre de Nanjing. Pour moi, tout s’est concentré en un an.
C’ est là que votre maladaptation est née ?
J’ ai découvert la littérature et la poésie à l’âge de 15 ans. Je ne me voyais pas avoir de travail. J’aimais Keats et Shelley, j’étais bouleversé par les poèmes de jeunesse de Rilke où on lisait « Seigneur, donne à chacun sa propre mort », mais c’est à Proust que je pense parce que même s’il a écrit des articles dans Le Figaro, Jean Santeuil, les Plaisirs et les jours, il a plus tard compris avec Le Temps a retrouvé que c’était ce que nous devionsfaire. La création lui a permis de rattraper sa fierté.
Vos méditations sur la beauté et la mort, vous les avez publiquement exprimées dans une salle de yoga. Est-ce important, le génie de l’endroit ?
La géomancie chinoise ou le feng shui est important pour moi ; je me sens instinct quand un endroit est propice ou non. Le dôme de l’Académie française, par exemple, où nous ressentons la mesure du génie français. Un site exceptionnel a la capacité de propulser l’homme vers le royaume supérieur de l’esprit ; il atteint un degré d’équilibre miraculeusement juste, le souffle vital qui coule idéalement entre le ciel et la terre. Mais il n’y a pas seulement le lieu : j’ai choisi d’être devant des êtres toujours ailleurs qu’à la maison dans une sorte d’évasion. Peut-être pour ne pas avoir à faire face à sa solitude. Je dois être expulsé pour me retrouver.
Vous étiez un étranger ?
Mon père travaillait pour l’Unesco. En route pour les États-Unis, il m’a déposé à Paris. J’y suis resté au lieu dese joignant à lui. J’ai choisi la France malgré l’aspect fortuit de ma présence. Quand j’ai été naturalisé en 1973, j’ai été motivé par le désir de participer à un grand destin. La Chine est, comme nous le savons, le pays intermédiaire. Mais les Chinois aiment la France parce qu’elle est le pays du milieu de l’Europe occidentale ; même sa forme hexagonale s’ouvre à tous les orients. Quand je suis devenu français, je n’ai pas senti une coupure ou un déni. LaFrance embrassa la vocation d’appel d’offres vers l’universel d’avant les Lumières au XVIIe siècle. De là, je pensais pouvoir participer à son destin en apportant ma part de Chine.
Mais le taoïsme est universel aussi, n’est-ce pas ?
A l’origine, le taoïsme, pas populaire taoïsme, est une pensée cosmologique et cosmique. Pas d’idolâtrie, pas de chiffres. Seul le Chemin compte. Le confucianisme est plus concret, plus enraciné dans la société chinoise ; à sa manière, il est universaliste, car à son avis, il n’y a qu’un enseignement de la vérité mais enseigné à tous sans distinction.Pas de chiffres dans les temples, mais des tablettes avec des inscriptions. Un grand érudit chinois finit par bouddhiste pour le salut de son âme. Mon père était confucéen, ma mère, orphelin, a été élevée par une mission protestante.
Et toi, les inaptes ?
Je le fais resté !
Mais encore : croyant ? Incroyable ?
Ni l’un ni l’autre : adhérent. Quelque chose s’est passé, j’y adhère. Par-dessus tout, je ne suis pas en relation avec une institution. La manière taoïste me permet de me placer dans un contexte véritable et large ; le fait christique me permet d’évaluer les choses au niveau des êtres. J’essaie d’intégrer tout ce qui répond à mes questions, peu importe d’où elles viennent. Ils me ramènent toujours à mes 8 ans et à l’année 1937. J’ai compris pour toujours qu’on doit tenir les deux extrémités. Si on me donne une vérité qui ne répond pas à la beauté absolue et au mal absolu, je ne suis pas intéressé. Je garde un vieux contexte de vision taoïste : la Voie, toujours. Ine donnez pas trop de contenu, mais je sais que la vie personnelle est une aventure. Ce chemin est juste, c’est un enseignement, je lui fais confiance mais il n’est pas assez incarné. Il y a nono autre aventure que la vie, de l’inattendu à l’inattendu, la mort en fait partie. Plus tard, j’ai aussi rencontré le chemin Christique. Le Christ a relevé le défi : il a fait face au mal absolu et incarné le bien absolu par le geste et la parole. J’ai les deux façons en moi. Pas de déni mais une sorte de continuation vers plus d’amitié en ce sens que Simone Weil signifie incarnation, geste, gratitude, signes, d’où ma rencontre avec saint François quand j’étais à Assise. Mais si vous me demandez comment je comprends l’aventure de la vie, ma réponse restera marquée par mon ancien passé taoïste. Ce chemin est basé sur l’idée de transformation, mot clé des Sonnets Orpheus de Rilke. L’avenir de l’univers vivant nous dépasse, ce n’est pas à nous de tirer des conclusions. À la fin de ses mémoires, Albert Schweitzer, chrétien, s’est montré unTaoïste en ce qu’il était son critère de la question : est-ce dans le sens de la vie ?
Et dans le sens du vide…
Le vrai vide implique un don total. Atteindre le vide, c’est épouser ce moment où le souffle fait arriver les choses. Nous sommes ici à l’origine de l’être. Le taoïsme reconnaît que rien n’est venu tout. Il ressent la nostalgie de la réunion avec ce moment, celui des origines. Tout ça n’a rien battu. Quelque chose a pu le faire arriver à partir de rien. Le vide n’est rien, mais rien.
échos d’entre eux peuvent être trouvés dans les écrits de Jean de la Croix… Les
Tout comme les taoïstes ont besoin de vide, les mystiques ont besoin de la nuit. Quand il y a une étincelle dans la nuit extrême, total, impossible de nier que la lumière est venue. Jean de la Croix, aucune autre lumière ne peut le satisfaire ; elle serait déformée, illusoire. Il n’est pas dans le désespoir absolu. Comme Ai peut le comprendre parce que ma vision me permet toujours deme placer dans le fond éternel. Je sais que je mourrai moi-même misérablement, mais je reconnais qu’il s’est produit quelque chose d’immense, qui continue et dont nous faisons partie. Mais cette chose qui a fait arriver le tout à partir de rien est aussi capable de le reprendre.
Est-il encore possible de s’émerveiller devant le spectacle du monde comme vous le faites dans vos livres ?
Puisque les moindres faits m’empêchent de dormir, vous imaginez des massacres, des massacres, des guerres… Je reçois beaucoup de lettres de lecteurs. Hier (s.d.l.r. : début janvier), je les ai reçus de cinq personnes dont les enfants sont morts à Bataclan. La plus jeune victime avait 17 ans. Je ne me permets pas de répondre avec des mots de consolation, jamais. Je n’ai pas la qualité. Je réponds que je communique avec la personne qui m’écrit et avec sa fille ou son fils, que la lumière de sa jeune âme nous éclaire et nous guide si nous ne pouvons pas oublier. Que ce soit les gens qui m’écrivent oules gens qui m’arrêtent dans la rue, personne ne demande quoi que ce soit. Ils veulent juste parler, me dire qu’ils ont un de mes poèmes à une cérémonie, celui où il est dit qu’on n’a pas eu le temps de dire au revoir. Nous avons maintenant, toi et moi, un échange d’esprit à esprit qui peut un jour se transformer en échange d’âme à âme, quand je ne suis plus là, vous penserez en retour pour nous rencontrer et il y aura autre chose que ce qui a été dit l’un à l’autre. Notre vraie vie est l’itinéraire de notre âme.
( Calligraphies de François Cheng, PhotoPassou)